Propos recueillis par Caroline Rainette

15 décembre 2022

Raphaèle Biston est une compositrice française. Elle a étudié la flûte traversière avant d’entrer en classe de composition au CRR de Lyon, puis au CNSMD de Lyon. Elle collabore avec de nombreux instrumentistes et ensembles et pratique l’improvisation libre. Elle est membre de l’association de compositrices Plurielles 34 qui a pour objectif de promouvoir la musique des compositrices.

Racontez-nous votre parcours

J’ai commencé la musique enfant, dans une école associative, en apprenant la flûte traversière. Je suis ensuite entrée au CRR de Lyon, puis à la HEM de Genève. La composition est arrivée tardivement, vers l’âge de 20 ans, mais est très vite devenue une véritable passion. C’est ainsi que j’ai étudié la composition instrumentale et électro-acoustique au CRR, puis au CNSMD de Lyon.

Depuis très longtemps j’avais envie de créer, mais l’idée de composer m’est vraiment venue à l’occasion de la rédaction d’un mémoire d’esthétique où je comparais arts visuels et musique. Je me suis d’abord tournée vers la musique électro-acoustique, car celle-ci offre des perspectives larges et une démarche concrète. Je sentais une proximité avec les arts visuels où je suis par exemple attirée par le travail de la matière, l’épaisseur dans la peinture.

Je me suis aussi très vite intéressée à l’écriture instrumentale. N’étant pas pianiste, j’ai commencé à composer une pièce pour flûte seule. Et puis, je me suis mise à écrire pour tous types d’instruments. J’ai rapidement pratiqué (et je pratique toujours) l’improvisation libre, c’est-à-dire dans un style non prédéfini, qui me permet d’allier pratique instrumentale et création. La musique improvisée est pour moi une grande source d’inspiration.

Aujourd’hui, j’écris pour des ensembles instrumentaux, j’écris des musiques mixtes (mêlant instruments et dispositifs électro-acoustiques), j’essaie d’expérimenter, notamment des formes qui sortent du concert traditionnel, des projets avec le théâtre, des projets qui mêlent musique écrite et improvisée, et depuis 2007 je travaille avec plusieurs ensembles de musique contemporaine (2E2M, L’Instant Donné, le Quatuor Béla, l’EOC, les ensembles Proxima Centauri, Utopik, Ptyx…). J’ai la chance que mes musiques soient jouées, en France et à l’étranger. J’enseigne également la flûte au conservatoire de Lyon.

Mon travail est finalement assez contemplatif, du domaine de la sensation.

Parlez-nous de votre travail de composition et de vos sources d’inspiration

Je puise mes influences chez des compositeurs comme Gérard Grisey, Helmut Lachenmann, György Ligeti. Mon travail évoque aussi les arts plastiques et les travaux de Mark Rothko, Pierre Soulages ou encore Antoni Tàpies. Je suis aussi beaucoup inspirée par les musiques improvisées que je pratique avec différents musiciens.

Je n’ai pas de méthode systématique de composition, mais souvent j’ai d’abord une idée de timbre, de couleur de son. J’ai aussi besoin d’expérimenter les choses. Ainsi pour le projet avec l’Orchestres national à plectres, j’ai rencontré Vincent Beer Demander bien en amont du stage afin de mieux comprendre l’instrument sur lequel j’allais travailler, la mandoline. Travailler avec l’instrument dès le départ est important pour moi, aussi m’a-t-il prêté une mandoline pour que je puisse y chercher des sonorités, en particulier en dehors du geste traditionnel, voir si cela était réalisable techniquement. C’est important pour moi d’avoir une approche « concrète », de toucher l’instrument, de travailler avec lui. Lors de la phase d’écriture, j’ai donc des idées de sonorité, des grandes lignes, de grands gestes musicaux, puis je travaille avec des maquettes, j’ajuste la forme jusqu’à ce que cela me convienne, je modèle la matière, ce que permettent les nouvelles technologies. En effet, grâce à certains logiciels je peux me faire une idée précise et sonore (même si très imparfaite) de la composition ; c’est important pour moi d’avoir un résultat concret sur lequel retravailler jusqu’à ce que j’en sois satisfaite. Je suis sensible au timbre musical, au temps étiré puis brusquement condensé, à son organisation, j’ai envie de transmettre une fascination pour ce monde sonore. Mon travail est finalement assez contemplatif, du domaine de la sensation.

Racontez-nous votre expérience avec l’Orchestre National à Plectres

Pour la pièce commandée pour l’Orchestre National à plectres, Rouages, j’ai d’abord pensé à une grande machine, avec des gestes mécaniques, d’horlogerie, comme si on entrait dans un engrenage, avec des cliquètements, des bruissements, qui se répondent, se complètent, se heurtent. Puis la musique bascule vers des vagues plus colorées et souples, avec des hauteurs plus traditionnelles, où les instruments dessinent collectivement un flux sonore ascendant ou descendant, comme une cascade ou une nuée d’oiseaux. L’identité très forte de l’ensemble à plectres me plaisait tout particulièrement : les mandolines, mandoles et guitares sont des instruments très proches dans leurs sonorités, ce qui permet d’imaginer des nuées de sons, avec un sens global mais dans lequel chaque individu a une trajectoire particulière qui participe pourtant au mouvement d’ensemble. On retrouve ici une de mes thématiques récurrentes, à savoir celle des comportements individuels dans un groupe d’individus similaires, chacun étant un peu différent de l’autre. Ces grandes vagues se déplaçant de l’aigu au grave, du grave à l’aigu, sont associées à un déplacement spatial du son sur la scène : de « jardin » où se trouvent les premières mandolines, jusqu’à « cour » où jouent les guitare, soit, pour le public, un mouvement de la gauche vers la droite de la scène.

C’était la première fois que je composais pour un orchestre à plectres, mais Vincent Beer Demander m’a aidée en me donnant des indications sur les possibilités techniques des instruments, et par rapport au niveau de difficulté de la pièce. En effet, le langage dans lequel j’écris est relativement compliqué car il sort des mesures et des gammes traditionnelles, ce qui nécessite toujours un apprentissage, une adaptation, de la part des musiciens qui n’ont pas l’habitude de jouer ce type de musique. Il s’agissait donc pour moi de rester dans un cadre techniquement jouable pour les participants, qui ne sont pas tous professionnels. La rencontre humaine avec ces derniers, qui viennent d’horizons différents, a été très riche. Pour la plupart, il s’agissait de leur premier projet de musique contemporaine, en tout cas expérimentale, c’est-à-dire une musique qui n’est ni dans un langage tonal, ni régulièrement mesurée. Il y avait donc quelques appréhensions, du moins au début, la partition étant inhabituelle pour des non initiés car il y a des dessins, des explications… Quant à l’écoute, il est difficile de se synchroniser quand il n’y a pas de mélodie simple sur laquelle s’appuyer.

Cette expérience avec l’ONAP a finalement été une rencontre très réussie, je crois, avec les musiciens de l’ensemble, avec Vincent, qui canalise, dynamise, mobilise l’orchestre, et avec Sébastien Boin, qui a dirigé l’ensemble avec beaucoup de précision, d’attention, et de bienveillance. J’avais mis beaucoup de passion dans l’écriture de cette musique pour l’orchestre à plectres, je comptais sur les musiciens pour réaliser cette création, mais je devais être capable de leur transmettre ce plaisir qui m’anime. La première répétition est toujours la plus difficile : en tant que compositeur on a beaucoup d’interrogations et d’incertitudes, or les musiciens ne sont pas prêts et ont eux aussi beaucoup de questions. Avec l’expérience on sait que les choses s’ajustent par la suite, mais parfois on se rend compte que cela ne fonctionne pas, le geste s’enchaîne mal, le passage est trop compliqué. Il faut alors saisir l’occasion des premières répétitions pour trouver des solutions, des alternatives, la partition peut encore évoluer. Au regard de tout cela, accompagner les musiciens de l’orchestre à plectres pendant toute la préparation était très important pour moi. Les rencontres lors des répétitions ont été primordiales, notamment pour faire tomber les appréhensions. Tout le monde s’est engagé joyeusement dans cette expérience, jusqu’au concert qui, à mon sens, a été parfaitement réussi.

Quel est votre regard sur la pratique amateur ?

La pratique amateur est l’écosystème fondamental sans lequel aucune pratique ne pourrait exister. La pratique instrumentale permet d’acquérir une meilleure connaissance de la musique : un musicien est un auditeur différent, son rapport avec la musique est plus personnel, plus intime. Beaucoup de jeunes qui ont appris à jouer d’un instrument s’arrêtent, mais on constate que ceux qui continuent sont justement ceux qui ont l’opportunité de rejoindre un ensemble amateur, orchestre ou chœur. Ces derniers sont bien souvent, outre la musique, également un lieu d’épanouissement, de convivialité, de partage.

Il est donc très fondamental de garder des liens avec les amateurs, même si ma pratique personnelle me pousse plutôt vers des ensembles professionnels très spécialisés. Mais rencontrer les amateurs, se mettre à leur portée sans les prendre de haut, leur expliquer sa démarche de compositeur, accepter leurs réticences tout en essayant de les amener à considérer les choses différemment, tout ceci est nécessaire pour que la musique contemporaine ne reste pas un objet ignoré, un peu effrayant dans l’imaginaire collectif. Nous devons avoir cette démarche pédagogique et éducative, qui est vitale pour ce mode d’expression qu’est la musique contemporaine.

Evidemment, c’est aussi l’occasion de montrer qu’il y a des femmes qui font ce métier, et pourquoi pas susciter des vocations ! Ainsi, pendant le stage de plectres une jeune guitariste a eu un gros coup de cœur pour ma pièce, comme une révélation vers un monde qu’elle ne connaissait pas du tout. Cela a été très émouvant et touchant pour moi.

Faire toucher la composition, l’acte de création à tous les élèves, et non pas uniquement à ceux qui en ont envie, fait partie d’une ouverture qui peut aider à la mixité.

Quel est votre regard sur la place des femmes compositrices ?

Cette question m’a longtemps posé problème car elle revient sans cesse. Cependant, aujourd’hui j’accepte de me dire que si je suis arrivée si tardivement à la composition, à l’idée même de vouloir composer, c’est peut-être parce que je n’avais en réalité pas de modèle de femme qui compose. Ce n’était pas conscient bien sûr…

Lors de mes études, les classes étaient très masculines, en classe de composition nous étions une ou deux filles. Aujourd’hui elles sont peut-être plus nombreuses dans les CNSM, mais il faut être vigilant avec les chiffres car beaucoup de ces jeunes femmes viennent de l’étranger où elles ont reçu une éducation différente. Il faudrait connaître la proportion de filles ayant eu un parcours scolaire dans le système français pour savoir véritablement quels sont les progrès de la France en la matière. Quoiqu’il en soit, s’il y a plus de filles aujourd’hui dans les classes de composition, il y a toujours peu de programmation d’œuvres de femmes, ce qui me surprend toujours ! On a l’impression que les choses sont en train de bouger, qu’il y a un raz de marée féminin, mais quand on fait le bilan des grands festivals, on en est loin. Le sujet n’est pas prés d’être clos !

Les compositrices bénéficient tout de même d’une prise de conscience des milieux politiques et culturels, qui incitent à les programmer. J’ai parfois l’impression que c’est grâce à cela que j’ai du travail… alors que je n’ai jamais voulu me considérer comme une femme compositrice, mais tout simplement comme une personne qui écrit de la musique. Au moment où cela deviendra une évidence, c’est que nous aurons fait un grand pas.

Je pense que l’on doit réfléchir à l’accessibilité à tous de ce métier de compositeur/compositrice ; je le sais, souvent peu de femmes proposent leurs dossiers aux concours (commandes, subventions)… peut-être parce que l’accès à ceux-ci nécessite souvent d’être déjà connu, d’avoir des recommandations, d’être soutenu par un ensemble… on entretient un système d’entre-soi, plus favorable aux hommes.

L’éducation en France est encore très genrée, les filles se projettent peu dans la composition, de même d’ailleurs que dans les matières scientifiques à l’école. Le problème est sociétal, bien au-delà de la musique. Par conséquent, faire toucher la composition, l’acte de création à tous les élèves, et non pas uniquement à ceux qui s’en pensent capables, fait partie d’une ouverture qui peut aider à la mixité.

Que peut-on vous souhaiter pour la suite ?

J’espère continuer à travailler sur des projets variés, avec des musiciens aussi très différents, comme j’ai pu le faire jusqu’à présent. J’espère aussi continuer des collaborations avec des artistes d’autres horizons, comme la littérature ou le théâtre. Continuer de pouvoir faire vivre et partager cette envie qui m’anime, de modeler du son, travailler des formes, inventer, jouer, m’interroger, rebondir… J’ai une chance énorme de faire ce métier !

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