Propos recueillis par Caroline Rainette
15 janvier 2022
Zahia et Fettouma Ziouani sont respectivement cheffe d’orchestre et violoncelliste solo. Nées de parents algériens, ayant grandi en banlieue parisienne, le film Divertimento retrace leur parcours et combat pour arriver à réaliser leur rêve : devenir musiciennes professionnelles.
Racontez-nous l’histoire de votre orchestre, Divertimento
Zahia : La transmission est très importante pour moi, je ne me voyais pas être simplement une artiste sur scène. Très tôt j’ai eu l’opportunité d’éprouver cet engagement pédagogique en donnant des cours au sein de différents conservatoires, notamment à Paris et en Seine-Saint-Denis, et c’est à ce moment-là que j’ai eu envie de créer l’orchestre Divertimento. Je côtoyais des jeunes parisiens issus de classes sociales très aisées, et à l’opposé des jeunes de Stains issus de milieux très populaires, mais tous avaient ce point commun d’être passionnés par la musique, qui devenait un lieu de rencontre. C’est comme cela qu’est né l’orchestre Divertimento.
Il est donc primordial pour moi de défendre les grandes œuvres du répertoire aussi bien dans les grandes salles que dans les lieux de proximité, tout en étant investie dans la pédagogie et dans la transmission.
Quel regard portez-vous sur la pratique amateur ?
Zahia : La pratique amateur est fondamentale car c’est elle qui suscite l’envie de jouer. Fettouma et moi avons pu accéder à la musique car nos parents étaient très curieux et ouverts, mais pour beaucoup de jeunes, l’accès à la musique ne se fait ni dans le cadre de la famille, ni dans le cadre de l’école, aussi est-il un important qu’à un moment ils puissent rencontrer d’autres personnes sur leur parcours qui les amènent à la musique. J’ai été nommée directrice au conservatoire de Stains en Seine-Saint-Denis très jeune, ce qui m’a permis d’acquérir rapidement de l’expérience, tout en ayant beaucoup d’énergie pour travailler à faire bouger les lignes. Stains s’est aujourd’hui beaucoup développé, mais à la fin des années 90 c’était une ville d’une grande fragilité sociale. Or pour moi il était nécessaire d’apporter l’excellence musicale dans ces territoires défavorisés, d’où la création d’un orchestre professionnel, sans pour autant délaisser la rencontre entre la pratique amateur et les musiciens professionnels, d’où la naissance de l’Académie Divertimento. Car la pratique d’orchestre est une expérience incroyable pour un jeune, tant musicalement qu’humainement. J’ai donc construit le projet du conservatoire de Stains autour de l’orchestre et des pratiques collectives.
Fettouma : L’Académie Divertimento est itinérante, avec des résidences un peu partout en France. Nous travaillons d’abord un projet artistique, puis nous développons l’aspect pédagogique en concertation avec les acteurs locaux : conservatoires, écoles de musique, associations, théâtres, salles de concerts, etc. Il peut s’agir de projets très courts ou sur du plus long terme.
Zahia : Bien sûr tous les jeunes que nous accueillons n’en feront pas leur métier, mais la musique leur aura apporté de grandes émotions, une énergie incroyable, une ouverture d’esprit, une culture générale et une confiance en eux. Nous voyons beaucoup de jeunes prendre conscience de leurs qualités grâce à l’orchestre, et avoir des parcours universitaires plus ambitieux que ce qu’ils envisageaient initialement. Car lors d’un concert avec l’académie, cela ne m’intéresse pas de savoir qui est professionnel ou amateur, ce qui importe c’est l’engagement, le plaisir, l’exigence.
Le sport comporte de nombreuses similitudes avec la musique : mêmes valeurs, mêmes principes, mêmes exigences.
Vous travaillez sur la transdisciplinarité, notamment avec le sport, racontez-nous
Zahia : Notre frère et nous avons été éduqués par la musique et le sport, en l’occurrence la natation. Le sport nous a donc également transmis ces notions de dépassement de soi et d’effort.
Fettouma : Nous aimons associer plusieurs disciplines avec la musique, dont le sport, qui comporte de nombreuses similitudes avec la musique : mêmes valeurs, mêmes principes, mêmes exigences. Par exemple, nous sommes par exemple intervenus dans les écoles, collèges et lycées avec le préparateur physique du Racing 92 pour leur présenter tout cela. Par ailleurs, avec les grosses échéances sportives qui arrivent, nous avons plusieurs projets croisant sport et musique, notamment lors de la coupe du monde de rugby en 2023, ou encore les jeux Olympiques en 2024.
Zahia : Stains est proche du stade de France de Saint-Denis, c’est donc un territoire qui sera particulièrement concerné par ces grands évènements sportifs, mais tout le monde n’aura pas la possibilité d’y assister. Nous essayons donc de faire en sorte que les habitants puissent être associés à des projets qui croisent les dimensions culturelles et sportives. Le break dance par exemple fera son entrée en 2024 comme nouvelle discipline olympique, aussi avons-nous créé un cycle de ballets avec des chorégraphies dans ce style. Et comme c’est un style de danse plutôt solo, nous avons au contraire travaillé sur la dimension collective qui pouvait en être dégagé.
Je suis par ailleurs en train d’écrire un projet pour la coupe du monde de rugby, autour de l’importance de la musique dans le monde sportif, sa force. Aller puiser l’inspiration dans d’autres disciplines est un exercice passionnant. Et ce qui fait la force de notre orchestre, c’est justement d’aller vers les autres et d’inventer de nouvelles formes de concerts. Dans ce projet avec le rugby, l’orchestre va évidemment jouer, mais va aussi faire un Haka, une chorégraphie collective, chanter… Pour le public, cela permet de changer le regard porté sur les musiciens.
Fettouma : C’est très important de montrer que ces deux univers ne sont pas opposés, bien au contraire. Il faut faire des projets ensemble, montrer aux sportifs que la musique ce n’est pas seulement être derrière son instrument, mais au contraire un lieu de rencontre de ces mêmes valeurs qu’ils apprennent au sport.
Zahia : A l’inverse, nous amenons aussi les jeunes de l’Académie vers le sport, ce qui est important, notamment pour ceux qui font peu d’activité. Nous leur avons par exemple montré que le collectif de rugby est structuré comme le collectif de l’orchestre, avec des interactions, du rythme, des temps forts, etc.
Il faut prouver, en le rendant visible, que les femmes peuvent, de la même façon que les hommes, occuper tous les pupitres de l’orchestre.
Le film traite de vos difficultés en tant que femme dans la musique. Quel est votre regard sur la place des femmes aujourd’hui dans la musique
Fettouma : Cela fait un moment que nous travaillons sur les répertoires des compositrices, mais sans volonté de revendication au départ, tout simplement parce qu’il s’agissait de belles œuvres. Nous avons un programme qui leur est consacré, Héroïnes, avec des œuvres de compositrices ou qui mettent en valeur la femme.
Zahia : La première de ce concert a été interprétée uniquement par des musiciennes. Il s’agissait pour nous de prouver, en le rendant visible, que les femmes peuvent, de la même façon que les hommes, occuper tous les pupitres de l’orchestre. Montrer les choses est capital pour faire avancer les sujets. Cette question de l’égalité homme femme est évidemment importante dans les œuvres présentées en concert, mais aussi dans les valeurs que nous portons dans notre pédagogie. Quand j’étais jeune, j’avais du mal à me projeter en tant que cheffe d’orchestre car je n’en voyais pas. Au sein de l’orchestre, nous sommes donc très attentifs à respecter la parité, de même pour les artistes associés. Nous abordons aussi ce sujet dans l’Académie, en essayant de déconstruire les idées reçues sur les genres dans la musique, ainsi avons-nous des garçons à la flute traversière et des filles au cor ou au trombone. Nous pousser chacun à faire ce qu’il a envie de faire, jouer l’instrument qui lui plait, car la seule chose qui compte pour avoir des résultats, c’est le travail.
Fettouma : La situation des femmes évolue, mais nous sommes encore loin d’une égalité parfaite, notamment pour les postes importants. La violoncelliste Emmanuelle Bertrand a été récemment nommée professeure au CNSM de Paris, or c’est la première fois qu’une femme arrive à ce poste ! Il y a très peu de femmes à la tête des institutions culturelles en France. On ne donne pas les mêmes moyens ni la même crédibilité aux femmes.
Zahia : En effet, le sujet avance mais cela reste difficile. Il y a peu d’améliorations pour les compositrices, en revanche il y a eu une avancée emblématique pour les solistes. Il y a 25 ans, dans certains orchestres nationaux, sur 60 musiciens il m’arrivait de voir seulement 5 ou 6 femmes. Aujourd’hui il y a beaucoup plus de femmes dans les orchestres, en revanche c’est plus compliqué pour les cheffes. Le milieu musical n’est malheureusement pas prêt à certains changements. Quand j’ai créé Divertimento, en réalité je n’avais pas le choix puisqu’on ne donnait pas aux femmes l’opportunité de diriger. A l’époque la seule cheffe était Claire Gibot, or les articles que je lisais rapportaient que les musiciens n’avaient pas voulu être dirigés par une femme, ne s’étaient pas présentés… Et on ne peut que constater, 25 ans après, que seule une femme a été nommée, à l’Orchestre d’Avignon. Il n’y a pas de femme à la tête des grandes institutions, Philharmonie, Opéra de Paris, Orchestre de Paris.
Bien sûr le sujet est à la mode, mais si l’engagement était aussi fort que ce qui est clamé partout, Divertimento jouerait dans toutes les salles de France, or nous avons beaucoup de difficultés à être programmés, à la Philharmonie et dans beaucoup de scènes nationales. Car la plupart des lieux sont dirigés par des hommes entre 50 et 60 ans, qui n’ont pas envie de changer les lignes, et tant qu’il n’y aura pas de diversité dans ces profils, les problématiques n’évolueront pas. Les moyens qui sont donnés à Divertimento ne sont en effet pas les mêmes que ceux donnés à d’autres ensembles. En Seine-Saint-Denis il n’y a pas de lieu assez grand pour accueillir des orchestres symphoniques professionnels dans de bonnes conditions. Nous sommes donc un orchestre sans lieu fixe. Si on reprend l’analogie avec le sport, nous jouons en Ligue des champions mais nous n’avons pas de stade…
Fettouma : Il est par ailleurs dommage que les femmes cheffes françaises soient peu valorisées. On parle beaucoup des femmes qui viennent de l’étranger et qui sont invités à diriger des orchestres en France, alors qu’on valorise peu les femmes françaises, et pourtant il y en a !
Zahia : Pour exister musicalement, les femmes cheffes françaises ont toutes créé leur orchestre. Ce qui veut dire gérer une entreprise, aller chercher l’argent, porter les projets, tout cela peut être très fatigant, usant. Mais je suis quand même un peu rassurée pour l’avenir : à l’Académie et notamment la classe de direction d’orchestre, nous avons beaucoup de jeunes filles, de toute origine socio-culturelles, les jeunes générations se projettent plus facilement et j’espère que ce sera plus facile pour elles grâce au combat que nous menons !
Parlez-nous de votre expérience sur le film
Fettouma : Les producteurs sont d’abord venus nous voir pour travailler sur un projet de film sur la musique en banlieue. Le scénario n’était pas très abouti, et finalement c’est notre histoire qui les a intéressés. Nous étions présentes tout au long du tournage pour suivre et conseiller les actrices. C’était très intéressant de découvrir cet univers du cinéma.
Zahia : Nous souhaitions un film avec beaucoup de musique, Quelques jeunes de l’orchestre jouent également dans le film, cela nous tenait à cœur. C’était particulièrement déroutant de voir des morceaux de notre vie revivre sous nos yeux : les scènes familiales, l’arrivée au lycée Racine avec ce choc des cultures, l’impression d’être à nouveau en présence de Celibidache !
Fettouma : J’espère que ce film donnera envie aux jeunes de faire de la musique, et plus spécifiquement aux jeunes filles d’oser des parcours ambitieux ! Je pense aussi qu’il est nécessaire de comprendre, et le film le montre très bien, que la musique est exigeante et demande beaucoup de travail, quelles que soient les aptitudes au départ.
Zahia : J’aimerais qu’on retienne de ce film qu’il est possible d’offrir ce qu’il y a de mieux et de plus exigeant partout en France, notamment aux jeunes des quartiers populaires. Tout le monde a le droit à ce qu’il y a de plus beau, et les jeunes peuvent s’éclater dans un orchestre avec la musique !
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