Par A.P–R

15 juillet 2022
Photo issue de l'article https://www.rtbf.be/article/de-la-musique-pour-se-sentir-vivante-en-prison-9459049?id=9459049

Bien que la pandémie de coronavirus ait entraîné, lors du premier confinement, une baisse considérable de la « population carcérale » par la libération des détenus en fin de peine, la courbe s’est depuis largement inversée. En effet, au 1er janvier 2022, ce sont 69448 personnes qui étaient incarcérées[1] dans les 187 établissements pénitentiaires[2] du territoire français. De fait, la population carcérale représente une part significative de la population en France, dont on ignore bien souvent la réalité quotidienne : qu’en est-il alors de l’activité culturelle à l’intérieur des établissements pénitentiaires ? Et, plus précisément, les détenus ont-ils la possibilité d’accéder à des enseignements musicaux de même qu’à la pratique d’un instrument ?

L’action culturelle en général et musicale en particulier

En France, l’action artistique et culturelle en détention est sous la responsabilité du ministère de la Culture et de la Communication en respect de l’article 27 de La Déclaration universelle des droits de l’homme : « Toute personne a le droit de prendre part librement à la vie culturelle de la communauté, de jouir des arts et de participer au progrès scientifique et aux bienfaits qui en résultent. » Dans ce cadre, il collabore avec le ministère de la Justice pour garantir ce droit aux personnes détenues au regard des règles pénitentiaires européennes (de 27.1 à 27.7, 28.5 et 28.6) et du code de procédure pénale (articles D.443 à D.496-1). Fruit des signatures successives de trois protocoles d’accords interministériels (1986, 1990, 2009), ce partenariat se donne pour objectif de favoriser « la construction », voire la « reconstruction » de la personne en vue de sa « réinsertion[3] ». Concrètement, il s’incarne dans la collaboration qu’entretient la Direction Régionales des Affaires Culturelles (DRAC) avec la Direction Interrégionale des Services Pénitentiaires (DISP), respectivement services déconcentrés du ministère de la Culture et de la Justice. Ces derniers sont à même d’allouer des subventions pour les projets artistiques et culturels que le Service Pénitentiaire d’Insertion et de Probation (SPIP) valide préalablement. De fait, c’est au SPIP départemental que l’intervenant musical, ou tout autre acteur culturel, s’adresse s’il souhaite intervenir en milieu carcéral. Précisons que, depuis 2009, une qualité d’enseignement professionnelle est exigée de la part des intervenants, quand bien même ces derniers seraient bénévoles.

C’est donc dans ce cadre partenarial que l’action musicale en détention peut être menée. Mais, concrètement, en quoi consiste-t-elle et quelle en est la visée ? Il est vrai que le vocable « musique » reste relativement vague en tant que tel, un atelier portant ce nom pouvant désigner nombre d’activités différentes. C’est d’ailleurs ce que souligne Michaël Andrieux, musicologue et professeur intervenant en détention depuis de nombreuses années. Dans l’ouvrage Prisons sous tensions[4], il examine la nature hétéroclite de l’action musicale en détention. Il peut s’agir d’ateliers ponctuels ou réguliers en fonction du budget alloué ou du lieu de détention. Les visées peuvent donc être diverses, allant de l’activité occupationnelle à la formation diplômante, bien que cette dernière soit rare. Dans le contenu de ces ateliers, on relève des enseignements théoriques, comme des cours d’histoire de la musique ou de solfège, ainsi que des sessions pratiques, comme la reprise de pièces classiques et populaires, ou la composition d’œuvres originales. Ces ateliers sont parfois clôturés par l’enregistrement d’un disque, ou par l’organisation d’un concert. Michaël Andrieux relève également d’autres types de concerts, certains, dits « importés », faisant intervenir un groupe extérieur pour le seul temps de sa prestation, ou d’autres, plus hybrides, mêlant détenus et musiciens intervenants dans le cadre d’un projet collaboratif.

De son côté, la Confédération Musicale de France s’est à plusieurs reprises investie dans le domaine. Bien qu’il ne s’agisse pas d’une politique majeure de l’association, le dépouillement de ses archives historiques témoigne d’un intérêt non négligeable pour la question carcérale. Dans les années 1970, les colonnes de son journal évoquent plusieurs fois le sujet et notamment en lien avec l’International Society for Music Education (ISME). Un article de février 1975 signé Laurence Monteil raconte, par exemple, le parcours d’une cantatrice membre de cette organisation intervenant dans les prisons argentines et se positionne en faveur du développement de ce type d’intervention dans les prisons françaises[5]. Une tribune d’octobre 1976 de Egon Kraus, également membre de l’ISME, préconise tout autant l’action musicale en détention pointant l’importance de la musique vis-à-vis de la question sociale[6]. C’est donc en toute logique que la CMF, dans les décennies qui suivent, voit plusieurs de ses structures adhérentes intervenir à l’intérieur des murs. À l’initiative de Jacques De Chalain, président de la Fédération des Sociétés Musicales du Limousin, un concert est effectivement donné en détention à l’occasion de la fête de la musique de 1985[7]. En 2007, la Fédération Musicale de Saône et Loire, représentée par Roger Remandet, organise, pour la première fois en France, des examens de musique au Centre pénitentiaire de Varennes le Grand[8]. Notons également la création, en 2013, du MAB Orchestra, orchestre de musique actuelle fondé par la Fédération régionale des sociétés musicales de Bourgogne et sous la coresponsabilité de Patrick Goin, dont le concert inaugural se tint également à la maison d’arrêt de Varennes le Grand[9].

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Contraintes et difficultés liées à l’environnement pénitentiaire

Cependant, toutes diverses que soient les activités musicales recensées en milieu carcéral, il convient de souligner les contraintes et difficultés devant lesquelles les intervenants se trouvent régulièrement confrontés. Car, en effet, il n’est pas toujours évident de mener à bien un atelier à l’intérieur des murs.

Si les partenariats interministériels ainsi que les conventions passées entre le monde associatif et l’administration pénitentiaire permettent théoriquement le développement d’une action culturelle en prison, il faut néanmoins préciser que sa proportion est variable selon les établissements. La tenue et la régularité de ce type d’ateliers n’est en effet pas tant fonction de la volonté des intervenants extérieurs – bien que, sans leur concours, rien ne soit possible – que des prosaïques capacités d’accueil ou du simple intérêt que porte le Service Pénitentiaire d’Insertion et de Probation à l’égard de la musique. De plus, et comme en tout secteur, la contrainte économique se fait pareillement sentir, eu égard à la difficile conciliation de la rémunération des intervenants avec les parfois maigres budgets alloués aux activités culturelles.

Par ailleurs, il convient de rappeler que l’environnement carcéral a ceci de particulier que le moindre déplacement implique une logistique considérable et que la réunion des détenus en vue d’une pratique collective ou d’un cours théorique peut être particulièrement chronophage, les cellules des uns étant parfois à l’opposé géographique de celles des autres. L’organisation de certains types d’ateliers musicaux implique par ailleurs d’autres spécificités pratiques. En effet, si un cours d’histoire de la musique nécessite relativement peu de matériel, la pratique instrumentale collective en requiert davantage de sorte qu’un protocole sécuritaire extrêmement strict en contrôle l’accès : il est parfois difficile de transporter des instruments de grande taille de même que certains objets peuvent être tout simplement interdits, comme le sont parfois les jeux de cordes de rechanges ou les accordeurs électroniques[10]. À noter que, lorsque ces ateliers parviennent à franchir toutes ces difficultés, la présence d’instruments en cellule n’en est pas pour autant autorisée, ce qui réduit les séances d’exercice à une par semaine. Il est donc compliqué pour tout professeur de construire un cours sans que l’élève puisse travailler en dehors de sa présence hebdomadaire.

Enfin, une autre considération d’ordre sociologique et culturel se doit d’être mentionnée. La population carcérale recouvre nombre de cultures et de milieux sociaux différents dont il faut évidemment tenir compte dans l’élaboration des cours dispensés. Certaines expériences ont parfois choisi de faire intervenir des professeurs de conservatoire spécialisés dans la musique savante occidentale. Non pas que cette musique ne puisse susciter l’intérêt des prisonniers, mais l’expérience montre que les enseignants doivent tenir compte de l’intérêt de ces derniers au risque que ne ressurgissent certains antagonismes de classe ou que l’atelier ne fonctionne tout simplement pas.

L’action culturelle en détention fait polémique

On le constate, toute politique d’action culturelle en détention se trouve aujourd’hui confrontée à de nombreuses contraintes et difficultés, tant sur le plan de la réalisation concrète et matérielle des ateliers que sur leur élaboration préalable. Mais ces difficultés disparaitraient-elles définitivement qu’on n’en devrait pas moins s’interroger sur la pertinence réelle d’une telle démarche et des considérations éthiques qu’elle implique. En effet, l’action en détention est aux prises de plusieurs contradictions qu’il serait inconvenant d’ignorer à moins de se commettre avec une certaine naïveté. Dès lors, il est impossible de penser l’action en détention sans évoquer la critique anticarcérale émise par un certain nombre d’acteurs associatifs, intellectuels et syndicaux[11].

Structurellement d’abord, le point de vue abolitionniste remet en cause l’argument sécuritaire légitimant l’existence des prisons, celui qui propose d’enfermer le danger pour garantir la sécurité de la population. Il lui reproche de ne pas s’attaquer aux causes déterminantes des crimes et délits, mais seulement de s’inquiéter d’en contenir les effets ce qui l’inscrirait dans une démarche aussi vaine qu’ineffective. Dans la continuité de cet argument, l’enfermement est également déclaré inefficace au regard de son échec dissuasif, d’une récidive fréquente et de certaines conséquences pouvant parfois s’avérer contreproductives. Mais outre cette critique d’ordre structurelle, le point de vue abolitionniste dénonce tout autant les conditions dans lesquelles les prisonniers sont incarcérés. Une liste non-exhaustive mentionnera la surpopulation pouvant s’élever jusqu’à 200 % par établissement[12], l’insalubrité de certains bâtiments faisant des puces et des rats autant de codétenus[13] ou encore l’absence de smic horaire pour les travailleurs incarcérés[14].

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Au regard de ces considérations, l’action culturelle en détention fait débat. Faut-il intervenir afin d’améliorer les conditions de détention ? Cette démarche ne rend-t-elle pas complice d’un enfermement inique ? Prônant la neutralité, se peut-il qu’on intervienne en dehors de toute considérations critiques ? À cet égard, le Groupement Étudiant National d’Enseignement aux Personnes Incarcérées (Genepi), figure historique de l’action en détention, a finalement décidé l’arrêt définitif de ses activités au motif de ses nombreuses contradictions[15] : en effet, si l’intervention en prison peut être évidemment bénéfique pour les détenus, elle entretient et renforce paradoxalement leur contrôle, chaque atelier pouvant générer des fouilles à nu et ne se déroulant généralement pas hors la présence de dispositifs d’écoute et de vidéosurveillance. Il y a également un non-sens à militer contre les conditions de détention en acceptant soi-même de s’y soumettre, l’intervenant se « faisant détenu » le temps d’un atelier. Enfin, l’action en détention participe, selon le Genepi, du « management carcéral », lequel utilise l’associatif pour déterminer quels sont les détenus aptes à la réinsertion en fonction du déroulé des ateliers.

L’action musicale en détention témoigne donc de l’activité culturelle à l’intérieur des établissements pénitentiaires qui, bien qu’elle soit presque invisible aux regards de « ceux de l’extérieur », existe bel et bien. Elle est permise par le cadre partenarial qu’établit le ministère de la Culture et de la communication avec le ministère de la Justice et s’incarne à travers différentes modalités (ateliers ponctuels ou de longues durées, enseignements théoriques et pratiques). Cependant, malgré ce cadre théorique permettant à la culture de s’immiscer par-delà les murs, il convient de rester lucide quant à la réalité du terrain. L’intervention en détention reste majoritairement à l’initiative d’acteurs extérieurs et ne peut évidemment pas se faire sans la rencontre de difficultés pratiques ou l’éveil de certaines polémiques.


Bibliographie :

ANDRIEU Michaël, « X – Réalités musicales en prison. D’un panorama général à l’analyse d’une activité », dans : Georges Benguigui éd., Prisons sous tensions. Nîmes, Champ social, « Questions de société », 2011.

ANDRIEU Michaël, De la musique derrière les barreaux, Paris, L’Harmattan, 2005.
DE CHALAIN J., « Fêtes de la musique été 1985 », Journal de la Pratique Musicale des Amateurs, n°390, octobre 1985, p.3.

FOUCAULT Michel, Surveiller et punir : naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975.

JACQUA Laurent, La guillotine carcérale. Silence, on meurt, Paris, Nautilus, 2003.

JACQUIN Jean-Baptiste, « Les prisons françaises sont à nouveau surpeuplées et l’année 2022 s’annonce à hauts risques », Le monde, 28 janvier 2022.

KRAUS Egon, « La musique et le public de demain », Journal de la Confédération Musicale de France, n°294, octobre 1976, p. 1 et 3.

LESAGE DE LA HAYE Jacques, L’abolition de la prison, Montreuil, Libertalia, 2019.

MONTEIL Laurence, « Education musicale – Brève rencontre à l’ISME pleine de promesse… », Journal de la Confédération Musicale de France, n°278 février, 1975, p. 9.

ROUILLAN Jann-Marc, Chroniques carcérales (2004-2007), Marseille, Agone, 2008.

VALDIGUIE Laurent, « Derrière les barreaux de la prison de Fresnes, le paradis des rats », Le journal du dimanche, 25 avril 2017.

« La musique en milieu carcéral, une expérience enrichissante », Journal de la CMF, n°532, octobre 2007, p. 35.

« Le MAB Orchestra au centre pénitentiaire, Journal de la Confédération Musicale de France », n°566, mars 2014, p. 35.


Sitographie :


[1] JACQUIN Jean-Baptiste, « Les prisons françaises sont à nouveau surpeuplées et l’année 2022 s’annonce à hauts risques », Le monde, 28 janvier 2022.
[2] Selon les chiffres de la section française de l’Observatoire International des Prisons : https://oip.org/en-bref/combien-y-a-t-il-de-prisons-en-france/ (dernière consultation le 16/03/2022).
[3]https://www.culture.gouv.fr/Thematiques/Developpement-culturel/Le-developpement-culturel-en-France/Culture-et-Justice (dernière consultation le 11/03/2022).
[4] ANDRIEU Michaël, « X – Réalités musicales en prison. D’un panorama général à l’analyse d’une activité », dans : Georges Benguigui éd., Prisons sous tensions. Nîmes, Champ social, « Questions de société », 2011, p. 307-327.
[5] MONTEIL Laurence, « Education musicale – Brève rencontre à l’ISME pleine de promesse… », Journal de la Confédération Musicale de France, n°278 février, 1975, p. 9. (http://cmf-archives.bibliossimo.net/files/original/17828ac69b3f960cc563cfea3be090712aa2c75c.pdf )
[6] KRAUS Egon, « La musique et le public de demain », Journal de la Confédération Musicale de France, n°294, octobre 1976, p. 1 et 3. (http://cmf-archives.bibliossimo.net/files/original/ae8cf22868ae586d0f617b919e56a995ce2cd50e.pdf)
[7] DE CHALAIN J., « Fêtes de la musique été 1985 », Journal de la Pratique Musicale des Amateurs, n°390, octobre 1985, p.3. (http://cmf-archives.bibliossimo.net/files/original/f5ec7a69e0ced9279743167add8a5e79625719bf.pdf)
[8] « La musique en milieu carcéral, une expérience enrichissante », Journal de la CMF, n°532, octobre 2007, p. 35. (http://cmf-archives.bibliossimo.net/files/original/1e1ff2196f274b0035b83a43dcd5d03daecfe03a.pdf)
[9] « Le MAB Orchestra au centre pénitentiaire, Journal de la Confédération Musicale de France », n°566, mars 2014, p. 35. (http://cmf-archives.bibliossimo.net/files/original/2d0b46a093a1b550b5ff633efc41885c1bc2ffe9.pdf)
[10] ANDRIEU Michaël, « X – Réalités musicales en prison. D’un panorama général à l’analyse d’une activité », dans : Georges Benguigui éd., Prisons sous tensions. Nîmes, Champ social, « Questions de société », 2011, p. 307-327.
[11] Parmi ces acteurs, on mentionnera notamment l’association maintenant dissoute Genepi, le philosophe Michel Foucault, l’ancien détenu et romancier Abdel Hafed Benotman, le psychanalyste Jacques Lesage de La Haye, la revue L’Envolée ou encore le syndicat pour le respect et la protection des prisonniers (PRP).
[12] JACQUIN Jean-Baptiste, « Les prisons françaises sont à nouveau surpeuplées et l’année 2022 s’annonce à hauts risques », Le monde, 28 janvier 2022.
[13] VALDIGUIE Laurent, « Derrière les barreaux de la prison de Fresnes, le paradis des rats », Le journal du dimanche, 25 avril 2017.
[14] D’après le témoignage d’une militante du Genepi dans l’épisode 1-15 du podcast Floraison intitulé Prisons partout, justice nulle part : https://www.youtube.com/watch?v=T7RUX_XoDhs (dernière consultation le 16/03/2022).
[15] Pour une compréhension exhaustive de cette décision, le communiqué officiel de septembre 2019 en détaille les raisons : https://www.genepi.fr/lassociation/ressources/nos-communiques/ (dernière consultation le 16/03/2022).

Lire aussi notre entretien avec Michaël Andrieu, Docteur en musicologie