Sandrine Desmurs

Depuis que les pratiques culturelles sont entrées dans l’ère numérique (Donnat, 2008) en France, la vie musicale a été affectée dans tous ses aspects par cette révolution technologique. L’évolution constante des outils numériques a contribué à l’émergence de nouveaux langages et formes artistiques (Le Guern, 2012 ; Prior, 2012), qui modifient les réseaux et conventions de coopération artistique (Becker, 1999) et favorisent la créativité. Or, si les pratiques numériques modifient la façon dont nous créons, jouons, diffusons et écoutons la musique (Prior, 2012), elles questionnent par là même les apprentissages musicaux et bousculent les façons d’enseigner la musique. Les pratiques numériques concernent les façons dont nous enseignons la musique.

Cela est d’autant plus évident que la pandémie de la Covid a nécessité des protocoles de distanciation sociale. Les écoles de musique ont en effet modifié l’ensemble de leur fonctionnement pour continuer à remplir leur mission, et embrassé l’enseignement à distance, souvent sans formation préalable des enseignants aux outils numériques.

L’utilisation de la technologie numérique, devenue soudainement nécessaire pour assurer la continuité de l’enseignement musical a amené les enseignants et les élèves à découvrir et à prendre conscience des possibilités et des limites de ce mode alternatif d’enseignement musical.

Nous soulignerons d’abord la différence entre l’enseignement à distance et l’utilisation du numérique dans les situations d’apprentissage. Nous nous interrogerons ensuite sur les transformations à l’œuvre dans les pratiques musicales, puis dans la sphère pédagogique à l’ère numérique. Pour finir, nous interrogerons les usages numériques dans l’enseignement et les enjeux de recherche sur les apprentissages musicaux numériques.

L’enseignement à distance comme enseignement auquel manque la présence physique

L’enseignement à distance n’est pas une nouvelle façon d’enseigner. Elle est traditionnellement abordée comme une alternative ou un substitut. Il s’agit alors pour l’enseignant de s’assurer que le contenu du cours, accompagné de devoirs à compléter et d’éléments documentaires ou techniques à consulter, parvient à l’apprenant et que celui-ci lui renvoie la preuve de l’avancement de son apprentissage par des dispositifs technologiques. Historiquement, basée sur l’échange épistolaire, autrement dit la correspondance, l’enseignement à distance, d’abord “cours par correspondance”, a suivi l’évolution des techniques de communication, comme le téléphone, la radio, la télévision, le CD-Rom, et enfin Internet (avec par exemple le format MOOC).

La distance exclusive (sans présence) induit, la plupart du temps, un enseignement préprogrammé. Les cours sont structurés et organisés à l’avance. Les étudiants ont accès aux leçons, aux ressources et doivent s’entraîner pour vérifier leur compréhension de la leçon. L’enseignement est ici pensé comme un produit à délivrer dont les effets sont connus et maitrisés. Comme l’a remarqué Jean Houssaye, cette façon de faire est davantage centrée sur l’enseignement que sur l’apprentissage. Il y a peu de place au changement, à l’improvisation. Les interactions comme les retours ne sont pas immédiats, ce qui appauvrit la relation pédagogique et empêche toute adaptation, transformation de l’activité au cours des apprentissages. L’apprenant est de fait très contraint et passif. Cette situation vécue durant les confinements successifs a mis à mal nombre d’enseignant·e et d’élèves au regard d’habitudes pédagogiques bien différentes. Car enseigner, c’est finalement autre chose que transmettre un savoir et dispenser un cours, ce que les sciences de l’éducation nous ont appris depuis longtemps.

Quels que soient les outils technologiques mobilisés pour créer des parcours d’apprentissage, le principal enjeu est de réfléchir au modèle pédagogique et au socle didactique qui sous-tendent ces parcours. La numérisation des pratiques pédagogiques nécessite donc toujours une réflexion pédagogique et un temps de mise en œuvre pour construire des situations d’apprentissage. La réflexion sur la technologie éducative nous conduit au cœur de la pédagogie.

En effet, le pédagogue et réformateur de l’éducation, Célestin Freinet n’a pas attendu Twitter ou un quelconque réseau social pour faire correspondre ses élèves entre eux. Et la salle de classe inversée n’est pas née du web. Les effets des technologies dépendent de l’usage qui en est fait. La confusion entre innovation technique et innovation pédagogique n’est souvent que le résultat d’une fascination pour la performance d’un nouvel outil technique (radio, télévision, ordinateur, téléphone portable…) et résiste mal à l’analyse :

“Les nouvelles technologies dans l’éducation ne font qu’actualiser et réinterpréter des méthodes d’enseignement et d’apprentissage parfois millénaires. Les termes ont changé, mais pas les principaux moteurs de la pédagogie” (Davidenkoff, 2014).

L’innovation pédagogique ne repose pas sur la présence ou non de tel ou tel outil ou technologie dans le dispositif d’apprentissage. Voire l’injonction au numérique peut amener à une détérioration des processus d’enseignement et d’ apprentissage.

La crise COVID 19 vient de mettre en lumière l’aspect technique du numérique, à savoir l’immense diversité des outils disponibles. Le choix éclairé parmi ces outils ne résume cependant pas les enjeux du numérique éducatif. Les technologies ne sont pas seulement des moyens de transmission (de textes, de sons, d’images), mais aussi des outils d’invention et de création qui peuvent transformer considérablement l’éducation au sens large et l’éducation musicale en particulier. Ces transformations ne sont pas déterminées à l’avance par les outils et ne contiennent pas en elles-mêmes de “bonnes pratiques pédagogiques“, c’est pourquoi la réflexion pédagogique associée à ces moyens technologiques est un enjeu clé pour les années à venir. Le “pouvoir du changement” (Savage 2007) des technologies de l’information ne va pas de soi. Qu’en est il, par exemple, des pratiques numériques de la musique ?

Les pratiques musicales sont transformées par l’utilisation des nouvelles technologies

Parler de musique, c’est parler d’instruments, de lutherie, d’objets spécifiquement conçus pour sonner ou susceptibles de produire des sons, ainsi ne serait-ce que du point de vue de la lutherie, les progrès techniques ont toujours eu un impact sur la fabrication de la musique, sur le son, sur la création musicale.

La création, dans les années 80, du protocole MIDI1 (Musical Instrument Digital Interface, protocole informatique qui va permettre l’échange de données algorithmiques entre plusieurs instruments) permet de décorréler le geste du son et également, permet l’interaction et la communication entre différents instruments, par le fait d’une norme qui va se généraliser et créer de nouvelles conventions au sens de Howard Becker. (Le Guern, 2012)

Les technologies numériques ont aujourd’hui inhérentes à nos manières de produire la musique (de faire de la musique), de diffuser et d’écouter de la musique, en amplifiant des pratiques déjà présentes (comme par exemple l’enregistrement avant analogique, maintenant numérique), voire en transformant notre rapport à la musique (traitement du signal en temps réel, le sampling, l’accès instantané à 10 millions de titre disponible sur les services de streaming, la disponibilité d’un orchestre symphonique sous vos doigts, etc.). Portée par une recherche très poussée dans différents courants artistiques (musique concrète, électroacoustique, hybride, mixte électronique, etc.), les nouvelles technologies ont ouvert la voie vers d’autres matières sonores, tant par le traitement d’un signal existant que par la création de sons n’existant que par le fait technologique. La technique de l’échantillonnage permet par ailleurs la reproduction, quasi à l’identique, par la machine, du son acoustique (Adeno, 2012)

La “visualisation de la musique”, s’est également transformée du fait de nouvelles interfaces qui permettent de visualiser les hauteurs, les timbres, et leurs combinaisons les plus complexes, la vue précède l’ouïe (Strachan, 2012), ce qui vient en écho des nouvelles manières d’écouter la musique sur les chaînes de streaming vidéo. L’édition musicale bénéficie aujourd’hui du même pouvoir combinatoire que l’écriture textuelle numérique.

“L’écriture musicale devient du coup une pratique souple, qui progresse à la vitesse d’une combinatoire d’opérations de copié-collé ou d’annulation, l’interface représentant le travail sous forme d’un paysage numérique malléable” (Prior, 2012)

La musique ainsi créée n’est ni définitive, ni reproductible à l’identique. D’où le terme de “generative music“ (Brian Eno 1995) utilisé pour parler d’une musique créée ici et maintenant à l’aide d’un système, toujours différente et changeante, une musique en train d’être créée plutôt que d’avoir été créée.

Toutes ces transformations ont été possibles parce que le répertoire des usages générés par les utilisateurs et leur manipulation, bricolage, combinaisons (Ribac, 2012) transformaient nos imaginaires et notre rapport au monde, et entre autres au monde de l’art musical. Pour Philippe Le GUERN, qui s’interroge sur le lien entre les technologies et la musique en régime numérique, nous n’en sommes qu’aux balbutiements des transformations à l’œuvre.

“[…] c’est le triple registre du réel, du symbolique et de l’imaginaire qui s’en trouve modifié, c’est à dire simultanément la façon dont nous faisons concrètement de la musique mais aussi dont nous accordons de la valeur à cette musique en régime numérique et dont nous l’inscrivons dans des représentations.”

Si l’environnement technique (le système technicien selon Ellul?) modifie nos pratiques et modifie nos représentations de la musique, de nouvelles compétences ne sont-elles pas nécessaires au musicien de demain ?

La société de l’information transforme l’accès aux savoirs et nos espace-temps se multiplient

Les nouvelles technologies ont envahi nos vies et transforment notre rapport au monde. Nous sommes entrés dans une accessibilité permanente à un ensemble de données qui circulent tout autour de la terre. Et nous regardons aujourd’hui plus de 300 fois /jours les écrans de ces téléphones portables. Nous avons un outil d’expression du quotidien dans la main et un assistant intelligent dans la poche. L’espace-temps se transforme. Et notre relation à l’autre est à la fois virtuelle et physique. Quelles en sont les incidences pour les processus d’enseignement et d’apprentissage ?

L’accès à la connaissance

Au sortir de la seconde guerre mondiale, la naissance des sciences de l’information vise à construire une société de paix, de transparence, une société beaucoup plus intelligente et plus cultivée. Mettre en sciences l’information et rationaliser notre manière de la traiter devait permettre de générer de l’intelligence collective. Par la circulation a-centrée de l’information, l’informatique moderne et le réseau des réseaux a constitué un autre outil de production des informations et des savoirs, une autre manière de pouvoir organiser cette production de savoir et de l’information sans centre, a-centré pour générer un devenir auteur des publics et mettre les intelligences dans les périphéries 2.

Cette utopie des origines a révolutionné notre rapport à la connaissance avec un changement de paradigme puisqu’on est passé de la rareté (avant ceux qui savaient étaient ceux qui avaient accès), à l’infobésité (aujourd’hui l’accessibilité n’est plus l’enjeu). Or, remarque Yves Citton,

“Dès lors que nous baignons dans des technologies qui mettent l’information à portée de clic en une fraction de seconde, la formation de compétences qui s’opère au sein de nos institutions d’éducation ne peut plus être organisée autour de la transmission de contenus.”

Dans ce nouveau régime de savoir, il faut reconstruire de la connaissance en recoupant, analysant et vérifiant les informations. Bruno Devauchelle (2014, 2015) propose une réécriture du triangle pédagogique de Jean Houssaye à l’heure de cette société de l’information.

© Bruno Devauchelle – EIDOS 2015 (avec son aimable autorisation)

Un risque, souvent souligné aujourd’hui, serait de considérer que puisque les savoirs sont disponibles sur la toile il n’est plus nécessaire d’apprendre. Or, il y a bien un double enjeu avec l’information, celui de savoir la rechercher et celui de la comprendre. Chercher de l’information correspond à une activité importante de l’enseignement, se réalisant dans un cadre contraint mais sécurisé. Comprendre et poser un regard critique sur une information sont deux activités de l’intelligence qui font partie des compétences à construire dans le processus éducatif. Dès lors cela relève d’un apprentissage visé dans un contexte éducatif. Enseigner implique de permettre à tout à chacun de chercher et de comprendre l’information. Le réseau des réseaux est un outil à mobiliser pour cela. Au regard de la base de données partagées que constitue le World Wild Web, l’enjeu d’aujourd’hui serait “d’apprendre à apprendre en interaction”, de trouver la méthode, trouver les connaissances, les adapter à son problème, modéliser les réponses les rediffuser dans le champ partagé des connaissances (Lebrun, 2020; Siemens 2005). Le rôle de l’enseignant est toujours de mettre en place les conditions dans lesquelles l’apprenant peut apprendre.

La relation au temps et à l’espace

La société numérique rejoue également notre rapport au temps et à l’espace. Dès lors le champ éducatif n’échappe pas au phénomène. Le temps de la formation formelle s’étire possiblement (en “flexibilité”) et les lieux et espaces de formation se modifient de fait (en “mobilité”).

L’organisation pédagogique emploie actuellement des mots comme “synchrone“ et “asynchrone”, ou “présentiel” et “distanciel”. Or, repenser les espaces et les temps ne font en rien disparaître l’acte pédagogique, bien au contraire. Il s’agit de construire avec ces autres espaces, espaces dits virtuels, et ces autres données temporelles (simultanéités reconstruites, modifications de l’objet enregistré et diffusé, etc.) des situations d’apprentissage structurées, cohérentes et sécurisées. Quand bien même nous les nommons, il nous reste encore beaucoup de chemin et de combinaisons possibles pour imaginer ce que recouvrent ces nouvelles dimensions. Cela passe par de nouvelles formes de relation et d’interactions entre élèves et entre professeurs et élèves. Dès lors, l’espace et le temps, construits comme dimensions techniques, et non plus immédiates et environnementales interfèrent avec l’enseigner/apprendre (Lebrun, 2019) et offrent aux enseignant·es des nouvelles possibilités pour scénariser les activités d’apprentissages. La distance ne veut pas seulement dire que l’élève est seul et chez lui. Cela peut vouloir dire qu’il est en classe, avec ses camarades mais que l’enseignant, lui, n’est pas là. Cette modalité pédagogique n’est pas née avec les outils numériques. Mais là encore, les nouvelles technologies permettent d’amplifier, ou de renforcer certains gestes enseignants, certaines modalités pédagogiques comme le feedback, les logiques interactives, la manipulation, la pédagogie différenciée…

Quand la situation pédagogique se transforme en intégrant de nouveaux outils dans et hors la classe

Il s’agit maintenant d’interroger l’intégration des outils numériques dans les situations d’apprentissage en envisageant ces outils comme des “auxiliaires pédagogiques” (terme emprunté à Bruno Devauchelle) plutôt que comme des substituts (à distinguer de la seule vision de l’enseignement à distance discutée plus haut). Célestin Freinet parlait, dans les années 60,

“[…]d’outils et de techniques qui permettent des formes nouvelles de travail mieux adaptées à notre milieu: imprimerie et journal scolaire, limographe, peintures, fichiers, bibliothèque de travail, magnétophone, bandes enseignantes…[…]”

Dans la pédagogie Freinet, le choix d’outils adéquats vient en soutien à l’apprentissage, et en particulier lors du processus de tâtonnement expérimental, nombre d’outils utilisés en pédagogie Freinet visant le retrait de l’enseignant pour favoriser l’engagement des élèves. Par l’introduction de nouveaux outils, la pédagogie Freinet visait une modification des processus de travail des enseignants et des élèves. Ces nouveaux outils sont simplement ceux qui se trouvent disponibles dans la société du moment et permettant d’envisager l’apprentissage d’une compétence dans des situations multiples. La manipulation technique se fait dans le cadre d’une activité prévue, encadrée par l’enseignant·e et génère un apprentissage technique complémentaire à l’objectif principal.

Si l’on transpose une idée forte de ce pédagogue, les outils utilisés sont au service de la situation d’apprentissage, des objectifs d’apprentissage et du modèle pédagogique de l’enseignant·e.

“Inspired by technology Driven by pedagogy” 3

Le modèle théorique SAMR (Substitution, Augmentation, Modification, Redéfinition) de Ruben Puentedura (2010) permet de réfléchir à l’impact différencié des nouvelles technologies dans les situations pédagogiques suivant la transformation de l’activité des élèves, en fonction de la tâche qui leur est demandée. En partant d’une tâche donnée, on évalue l’impact de l’utilisation de la technologie en se référant aux 4 niveaux : soit la technologie permet une amélioration (niveaux 1 et 2 : Substitution, Augmentation), soit elle permet une transformation de la tâche (niveaux 3 et 4 : Modification, Redéfinition).

Les élèves sont motivés par les activités que nous pouvons leur proposer, pas par les technologies. Passé l’effet “Waouh” de l’outil numérique, l’élève peut se détourner de l’activité si celle-ci n’est pas mobilisante quand bien même il y aurait du numérique. Nous pouvons créer de nouvelles activités avec les technologies de l’information. Et grâce à ces nouvelles activités, nous pouvons aider nos élèves à développer des compétences transversales, comme par exemple des compétences multimédias.

Cette intégration des technologies numériques à l’apprentissage ne peut exister sans leur appropriation par les enseignants. Or, le recours massif aux nouvelles technologies durant la crise sanitaire a rappelé le déficit de formation et d’accompagnement aux usages d’une grande partie du corps enseignant, de la conception jusqu’à la mise en œuvre de leurs activités pédagogiques. Le modèle TPACK pour Technological Pedagogical Content Knowledge (KOEHLER & MISHRA, 2009) tente d’identifier la nature des connaissances requises par les enseignant·es pour l’intégration de la technologie dans leur enseignement, à savoir les trois champs de connaissances que sont les connaissances didactiques, les connaissances pédagogiques et les connaissances technologiques.

Modèle TPACK, version française (Lefebvre, 2014)

L’importance de l’analyse de ce modèle se situe à l’intersection de ces trois champs puisque c’est là que se situent les enseignant·es capables de mobiliser des outils numériques en lien avec les objectifs d’apprentissages et les modalités pédagogiques souhaités. Ce modèle appuie l’idée que la seule acquisition de compétences technologiques ne suffit pas à intégrer les outils technologiques dans les pratiques pédagogiques. En France, Marcel Lebrun (2011), s’appuyant sur le concept d’ “alignement pédagogique” et son principe de cohérence entre apprentissages visés, méthodes pédagogiques et méthodes d’évaluation, va ajouter la question des moyens technologiques (les outils) comme quatrième pôle à aligner.

 

Quand numérique rime avec musique, enseignement rime avec autrement

Puisque l’enjeu réside dans la démarche pédagogique qui intègre et s’appuie sur l’outil, quelles sont les pistes de réflexion pour l’enseignement musical ?

Au départ d’une typologie de quatre fonctions supportées par les nouvelles technologies que sont :

  • le stockage, la réutilisation
  • la visualisation
  • le traitement automatique
  • la communication, collaboration
Mireille Bétrancourt 4 invite les enseignant·es à réfléchir à quatre types d’usages des outils numériques au service de l’apprentissage que nous relions aux pratiques de l’enseignement musical :
  1. Les usages orientés vers l’entrainement qui tirent profit de l’interactivité possible voire immédiate par les technologies et permettant une progression. Ce sont ici les exerciseurs, les activités relevant de la répétition
  2. Les usages permettant d’ouvrir au monde autour de la recherche d’informations et de l’usage des médias. Aujourd’hui nous disposons d’une médiathèque et d’une vidéothèque mondiale avec une fenêtre sur le monde et sur des pratiques artistiques et musicales que nous devons exploiter pour découvrir, analyser, documenter des pratiques, des manières de faire (et participer de ce fait aux communs de la connaissances) mais également développer l’esprit critique, la culture commune (construire le “devenir-auteur” dont parle Emmanuel Vergès)
  3. Les usages orientés vers la production de contenus. Accompagner et renforcer les pratiques créatives des élèves et leur permettre de générer des productions protéiformes, sous différents formats
  4. Les usages s’appuyant sur le travail d’équipe, la collaboration mais également la communication. La musique se pratique souvent à plusieurs et les pratiques collaboratives numériques sont mobilisables dans ce cadre aussi.
L’Institut de technologie pour l’éducation musicale 5 (TI:ME) propose six domaines de compétences et de connaissances technologiques pour l’enseignement de la musique en précisant que chaque enseignant peut développer le ou les domaines les plus pertinents pour son travail et pour l’apprentissage de ses élèves.
  1. Les instruments de musique numérique (la lutherie numérique). À la fois comme nouveaux gestes instrumentaux et comme nouvel environnement sonore.
  2. La production de musique numérique (audio numérique, protocoles MIDI, séquençage et conception sonores).
  3. La notation musicale numérique. Savoir saisir et éditer des données musicales de différentes manière, de connecter un logiciel de notation musicale à d’autres types de logiciels de musique et de productivité, d’aider les élèves à composer, etc.
  4. Les logiciels d’enseignement de la musique (logiciel éducatif, apprentissage par Internet, outils d’accompagnement). S’appuyer sur les logiciels existants spécialement conçus pour développer certaines compétences, telles que l’écoute, la lecture de note, les exerciseurs etc.
  5. Le développement multimédia. Savoir créer et distribuer des productions multimédias
  6. Les outils de productivité et de ressources de classe. Créer des espaces de stockage et d’échange des ressources, éco-système de travail et outils de communication. Education aux médias

Fort de tous ces éléments, si l’on se place maintenant du point de vue de l’apprentissage et du développement des compétences de l’élève musicien en école de musique, revenons sur quatre compétences musicales pouvant s’appuyer sur les technologies numériques :

  • enregistrement / montage des sons : savoir s’enregistrer, éditer un fichier son et produire un montage de pistes/sources sonores
  • la notations musicale (visualisation de la musique) dans toute sa variété (lien entre les sons et les images) pour fixer ses idées, les mémoriser, les modifier, les partager
  • renforcer le cheminement créatif des élèves et les nouvelles technologies sont des leviers intéressants pour la manipulation de matériaux sonore, d’invention de mélodie de rythme mais aussi de nouveaux instruments
  • chercher/trouver/comprendre les ressources musicales dans le monde numérique pour développer sa culture musicale.

Un chantier ouvert qu’il faut poursuivre

Le discours politique de ces dernières années parle du numérique comme d’une “promesse” 6 et invite fortement la communauté éducative à s’en saisir 7. C’est pourquoi il est nécessaire que les enseignant·es comprennent les enjeux entourant l’intégration des nouvelles technologies dans les sphères éducatives. Le caractère transversal de cette éducation aux médias concerne de fait toute la communauté éducative et toutes les disciplines.

En 2013, dans son article “La fracture numérique, mythe ou réalité ?”, Pascal Plantard invitait la communauté éducative à construire ses dispositifs de formation “avec le numérique, dans le numérique et par le numérique” Cette invitation peut se transposer à la formation professionnelle des artistes-enseignant·es qui pourrait s’inscrire dans cette démarche, et inclure des dispositifs pédagogiques qui permettent de prendre en compte et développer des pratiques :

  • avec le numérique : les artistes-enseignants seront en mesure de choisir les instruments technologiques les plus pertinents, par une démarche construite
  • dans le numérique : ils seront en capacité de se repérer et de s’adapter aux usages entre autres de leurs apprenants pour construire des points d’appui pour leur pédagogie
  • par le numérique : ils pourront expérimenter les nouvelles pratiques tant artistiques que pédagogiques issues des cultures numériques pour construire une culture professionnelle commune et partagée. 8
Les débats entourant l’introduction des nouvelles technologies dans l’éducation sont assez clivants, et la recherche en la matière, qui ne date pas d’hier, permet de nuancer les propos des anti (le numérique est un problème) comme des pro (le numérique est une solution). La forte contrainte qu’a posée la crise sanitaire a été l’occasion de nombreuses expérimentations. Cette expérience nouvelle permet de continuer à documenter l’évolution des usages et l’apparition de pratiques pédagogiques et d’analyser ce qu’il advient pour le corps enseignant, pour les élèves et pour les apprentissages. C’est en effet d’une recherche expérimentale, parfaitement adaptée à la recherche en pédagogie dont nous avons besoin, et entre autres, dans notre champ de l’enseignement spécialisé. À l’heure où la présence semble pouvoir reprendre en partie sa place 9, et où l’urgence laisse encore peu de place au temps long de la réflexion et de l’accompagnement, il est cependant souhaitable que nous continuions d’échanger, de partager pour construire de la connaissance commune sur ces questions. L’enjeu n’est pas tant de définir des “bonnes pratiques” ou des recettes mais bien de s’appuyer sur les témoignages et les analyses de professionnel·|es et d’apprenant·es sur des manières d’enseigner, des manières d’apprendre à l’ère numérique. Enfin, nous n’avons pas abordé ici la question cruciale de l’équipement et des moyens structurels pour accompagner cette réflexion. Comment instruire ce sujet à l’échelle d’une équipe, d’une structure, en lien avec les élèves et les parents d’élèves, en dialogue avec les collectivités territoriales et à l’échelle d’un territoire et en écho à une politique culturelle qui embrasse le sujet ? Ces chantiers s’ouvrent un peu partout aujourd’hui en France. Espérons que le “retour à la normale” tant attendu et la somme des frustrations accumulées ces derniers mois ne soient pas l’occasion de remettre le couvercle sur ce sujet plutôt ignoré jusque-là dans notre champ professionnel.

(1) Le protocole MIDI apparait en 1983 de manière concomitante au protocole TCP/IP du réseau Internet, protocole lui aussi adopté comme une norme un standard

(2) En référence au Whole Earth catalogue : access to tools, magazine de contre culture américaine publié par Steve Brandt à la fin des années 60

(3) Titre d’un rapport de l’OCDE publié en 2010 “Inspired by Technology, Driven by Pedagogy : A Systemic Approach to Technology-Based School Innovations” (inspiré par la technologie, guidé par la pédagogie)

(4) Professeure en Technologies de l’information et processus d’apprentissage et Directrice de TECFA de l’Université de Genève

(5) Organisation à but non lucratif regroupant des experts internationaux

(6) Lire par exemple le Rapport de la mission parlementaire de Jean-Michel Fourgous, député des Yvelines, sur l’innovation des pratiques pédagogiques par le numérique et la formation des enseignants rendu le 24 Février 2012

(7) Pour rappel, la Loi du 8 juillet 2013 d’orientation et de programmation pour la refondation de l’École de la République réaffirme la volonté d’une éducation aux médias et à l’information ainsi qu’à l’usage responsable d’internet et des réseaux sociaux. En 2015, l’État s’est doté d’un plan numérique pour l’éducation d’1 milliard d’euros sur 3 ans.

(8) À ce propos, le cefedem Auvergne Rhône-Alpes a mis en place depuis 2014 un nouveau programme de formation diplômante en cours d’emploi (FDCE) reposant sur l’hybridation de ses contenus et souhaitant embrasser ce triple enjeu

(9) À l’heure où nous écrivons, les conditions de reprise d’activités pour les établissements d’enseignement artistique sont celles du décret « 2020-1310 » permettant entre autres l’accueil des mineurs


Références bibliographiques

  • ADENO P., De l’orchestre au logiciel : l’impact des technologies numériques sur l’activité des compositeurs de musique à l’image, Réseaux 2012/2 (n° 172), p. 145-173
  • BECKER H. S., Propos sur l’art, Paris, L’Harmattan, 1999.
  • CITTON Y., Pour une écologie de l’attention, La couleur des idées Seuil, 2014 (en réédition poche à paraître en janvier 2021)
  • DAVIDENKOFF, E., Le tsunami numérique, Stock, 2014
  • DONNAT O., Les pratiques Culturelles des Français à l’ère numérique, Paris, Ministère de la Culture et de la Communication/La Découverte, 2009
  • ENO Brian, The Recording Studio As A Compositional Tool, Lecture The Kitchen, New Music America « New Music, New York » 1979
  • FREINET E., L’Itinéraire de C. Freinet, Petite bibliothèque Payot, 1977
  • MISHRA Punya & KOEHLER Matthew J., “Technological Pedagogical Content Knowledge: A Framework for Teacher Knowledge”, Teachers College Record Volume 108, Number 6, Columbia University, 2006
  • HOUSSAYE, J. (dir.), La Pédagogie : une encyclopédie pour aujourd’hui, Paris : ESF, 1993
  • LEBRUN M., Ordre et désordre dans l’enseignement et l’apprentissage avec le numérique. Sur son blog
  • LEFEBVRE, S., Intégration des technologies de l’information et de la communication  : types de connaissances abordées dans le discours d’enseignants en exercice et d’étudiants en formation initiale. Canadian Journal of Education / Revue canadienne de l’éducation, 37(3), 29, 2014
  • LE GUERN P., « Irréversible ? Musique et technologies en régime numérique », Réseaux, 2012/2 (n° 172), p. 29-64.
  • PRIOR Nick, “Musiques Populaires en régime numérique, Acteurs équipement style et pratique”, Réseaux 2012/2 (n° 172), p. 66-90.
  • PUENTEDURA Ruben R., Transformation, Technology, and Education (the SAMR Model), 2006
  • RIBAC F., « Quand l’amateur rend le numérique analogique. L’exemple des musiques populaires », Revue d’anthropologie des connaissances 2012/3 (Vol. 6, n° 3), p. 717-741
  • SAVAGE, J., Pedagogical strategies for change. In J. Finney and P. Burnard (eds). Music Education with Digital Technology, London: Continuum, 2007
  • STRACHAN R., Affordances, stations audionumériques et créativité musicale, Réseaux, 2012/2 (n° 172), p. 119-144
  • 14 TI:ME. (2019). Areas of Pedagogical Skill and Understanding (TAPSU)